Robot-champignon : sommes-nous en train de créer des champignons mobiles, et demain conscients ?
Une équipe italo-américaine mis au point deux machines dont les mouvements sont aiguillonnés par les capacités sensorielles d’un champignon comestible commun. Une petite révolution pour la robotique, mais également pour la vie fongique. Explications avec Bergson.
Interpréter un stimulus
Mettre un Pleurotus eryngii, une espèce de champignon, aux commandes d’un robot : c’est le projet d’une équipe de scientifiques de l’université de Cornell (États-Unis) et de l’université de Florence (Italie) qui a présenté, récemment, deux prototypes – un dispositif à cinq pattes souples et un véhicule à quatre roues. « En faisant pousser du mycélium dans l’électronique d’un robot, nous avons pu permettre à la machine biohybride de percevoir l’environnement et d’y répondre. » S’opère, entre les deux éléments, entre le vivant et la machinique, une forme de répartition des tâches. Le champignon capte et traite les données de l’environnement (par exemple le rayonnement UV) ; le robot interprète l’activité électrophysiologique du champignon et réagit en fonction. En d’autres termes : le champignon permet « à la machine de percevoir l’environnement et d’y répondre » ; la machine dote le champignon de capacités de locomotion dont il est dépourvu. « Il s’agit de créer une véritable connexion avec le système vivant. »
Mouvements d’un « robot mou filaire contrôlé par un champignon » en accéléré (x10)
Les recherches menées sur la machine-champignon insistant sur l’horizon qui s’entrouvre en matière de robotique. Mais on pourrait renverser la focale : voir non pas le champignon comme un équipement du robot améliorant sa sensibilité à l’environnement, mais bien plutôt le robot comme une sorte de prothèse massive et révolutionnaire du champignon. Aucune de nos prothèses humaines ne change la donne à ce point. Il s’agit toujours de retrouver une fonction perdue, ou à la rigueur de doter un organisme individuel d’une fonction qu’il n’a jamais possédée mais que l’espèce possède. Conférer la locomotion à un champignon est une autre affaire.
La mobilité, une caractéristique purement animale ?
Si l’on considère ainsi le champignon-robot – comme une évolution du champignon plutôt que comme un progrès de la robotique –, les thèses de Bergson sur la vie permettent de mieux comprendre la portée de l’invention. Le philosophe s’intéresse pourtant peu aux champignons. Dans L’Évolution créatrice (1907), il met en regard deux grandes familles évolutives, portées par des tendances bien distinctes : les animaux et les végétaux.
Du côté des végétaux, s’approfondit au fil du temps une tendance à l’autotrophie : la plante fabrique à partir des minéraux inertes à sa propre substance organique et à sa propre énergie. Son horizon est l’immobilité et l’inconscience. « La cellule végétale s’entoure d’une membrane de cellulose qui la condamne à l’immobilité. Et, de bas en haut du règne végétal, ce sont les mêmes habitudes de plus en plus sédentaires, la plante n’ayant pas besoin de se déranger et se trouvant autour d’elle, dans l’atmosphère, dans l’eau et dans la terre où elle est placée, les éléments minéraux qu’elle s’approprie directement. » Au contraire, l’animal hétérotrophequi s’alimente d’autres organismes, est porté par une tendance au mouvement indissociable de l’élargissement de sa conscience. « Depuis l’Amibe, qui lance au hasard ses pseudopodes pour saisir les matières organiques éparses dans une goutte d’eau, jusqu’aux animaux supérieurs qui possèdent des organes sensoriels pour reconnaître leur proie, des organes locomoteurs pour aller la saisir, un système nerveux pour coordonner leurs mouvements à leurs sensations, la vie animale est caractérisée, dans sa direction générale, par la mobilité dans l’espace. » Bergson poursuit : « Entre la mobilité et la conscience, il y a un rapport évident. » La sophistication progressive du système nerveux « ne crée pas » ces fonctions, elle les « porte seulement à un plus haut degré d’intensité et de précision ».
Dans les linéaments de ces grandes tendances qui distinguent les règnes subsistent pourtant bien des cas ambigus. L’animal va, depuis l’élan vital primitif, vers toujours davantage de mobilité et de conscience. Mais il arrive, dans certaines circonstances, qu’il s’immobilise et plonge dans une vie d’inconscience. Bergson évoque la « cuirasse » protectrice « derrière laquelle l’animal se mettait à l’abri », comme chez les mollusques ou les échinodermes qui « s’enferment derrière une citadelle ou dans une armure ».
Le phénomène inverse s’observe dans le végétal, avec des plantes qui manifestent d’étonnantes, quoique restreintes, formes de mobilité. « Si la conscience s’endort chez l’animal qui a dégénéré en parasite immobile, inversement elle se réveille, sans doute, chez le végétal qui a reconquis la liberté de ses mouvements, et elle se réveille dans l’exacte mesure où le végétal une reconquise cette liberté. » Certes, reconnaît Bergson, « les mouvements des végétaux n’ont ni la fréquence ni la variété de ceux des animaux. Ils n’intéressent d’ordinaire qu’une partie de l’organisme, et ne s’étendent presque jamais à l’organisme entier. » Mais la résurgence de la mobilité végétale n’est pas du tout incompréhensible ; elle est toujours possible, au gré des bifurcations évolutives.
Le troisième règne, ou pourquoi nous sommes plus proches des champignons que des plantes
Quid des champignons ? Bergson leur accorde peu de place. Il les considère comme « les avortons du monde végétal » – des vivants qui, embarqués sur la ligne évolutive du végétal, semblent en avoir décroché pour « imiter », très rudimentairement, les animaux. « Les Champignons, qui occupent une place si considérable dans le monde végétal, s’alimentent comme des animaux : qu’ils soient ferments, saprophytes ou parasites, c’est à des substances organiques déjà formées qu’ils empruntent leur nourriture. » La catégorisation, on le sait aujourd’hui, est erronée. Certes, comme les cellules végétales, les cellules fongiques sont enveloppées d’une paroi. Mais cette paroi n’est pas en cellulose, elle est en chitine (substance composant entre autres la carapace des insectes). Les champignons n’ont pas bifurqué de la ligne évolutive du végétal. À partir de la vie primitive, la ligne végétale s’est détachée la première. La seconde ligne s’est ultérieurement ramifiée en deux – animaux et champignons. Nous avons plus en commun, partant, avec une girole qu’avec un frêne.
Là n’est pourtant pas l’essentiel. Ce que l’on peut tirer de Bergson, c’est d’abord l’idée d’une rémanence potentielle de la mobilité dans l’immobilité et inversement. Rien n’interdit qu’un champignon puisse, un jour, devenir mobile à la manière d’un animal. Rien n’interdit qu’il puisse devenir conscience comme l’est l’animal. Les corrections phylogénétiques suggèrent à Bergson, qui rapproche davantage l’animal du champignon, accentuent même cette éventualité. Tout dépend des circonstances. Difficile sans doute, chez un organisme presque totalement immobilisé par une cuirasse protectrice, de regagner sa mobilité rapidement. Les structures rigides qui abritent l’organisme sont un obstacle indéniable. L’absence quasi totale de systèmes moteurs et locomoteurs ne peut pas non plus être contrebalancée du jour au lendemain. Mais si l’on équipe le même organisme d’un exosquelette qui lui confère, soudain, des possibilités motrices ?
Un spectre hante la pleurote…
Bergson notait que la symbiose parasitaire était souvent, pour l’organisme qui s’y complaisait, synonyme de son endormissement. Plus besoin de bouger pour s’alimenter : l’hôte offre tous les nutriments nécessaires. Les choses sont différentes avec le cyborg symbiose. Le dispositif technique n’offre évidemment aucune source d’alimentation ; il met seulement à disposition des fonctions motrices nouvelles. Le champignon, dont on rappelle qu’il est hétérotrophe comme l’animal, pourrait-il s’en emparer ? Ce ne serait pas tout à fait une première. Le cas est bien connu du Ophiocordyceps unilatéralisqui est capable d’infecter des fourmis et de prendre possession de leurs mouvements, et les « zombifier » jusqu’à ce que la mort s’ensuive. Le phénomène, très médiatisé, provoque volontiers le dégoût, un sentiment cauchemardesque. Le terme de Bergson est, de ce point de vue, bien choisi : quelque chose « hante » les vivants – des potentiels transgressants ce que l’on « attend » d’eux, des virtualités qui, replongeant à la source indivisée de l’ élan vital, troublent le partage bien ordonné des genres et des règnes. Peut-être sommes nous en passe, sans vraiment nous en rendre compte, de créer non seulement des champignons mobiles, mais des champignons conscients ?
Comme le note Dominique Lestel au sujet du développement rapide de la robotique, « ce qui est déstabilisé avec ces technologies, c’est l’Évolution même ». Le philosophe développe : « Il n’existe pas seulement une évolution des capacités de contrôle, mais une évolution de l’évolutionnabilité, c’est-à-dire une évolution de la façon dont une espèce évolue elle-même. L’homme peut-il jouer sur cette évolutionnabilité et peut-il jouer de cette évolutionnabilité ? (…) On peut le redouter ou en rêver, certainement pas le disqualifier d’un rehaussement d’épaules. » Un choix semble certain : il est illusoire de penser maîtriser de bout en bout ces nouveaux processus évolutifs, dont le déploiement prend toujours des chemins imprévisibles. À mesure que la vie « s’ouvre à des futurs qui court-circuitent une Évolution naturelle trop poussive pour les prétentions cosmiques des ingénieurs qui veulent la faire sortir d’elle-même », l’avenir se drape d’incertitude.
Source link